LE SENS DU MYSTÈRE ET LE CLAIR-OBSCUR INTELLECTUEL
Après avoir pendant une trentaine d’années, expliqué aux étudiants en théologie les œuvres de saint Thomas, notamment son Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote, et presque tous les traités de sa Somme Théologique, nous avons eu l’idée de souligner ici ce qu’il y a de clair et ce qui reste de mystérieux dans la solution traditionnelle et thomiste des grands problèmes de la connaissance en général, de notre connaissance, soit naturelle, soit surnaturelle de Dieu, et dans celle des questions de la grâce.
On insiste naturellement d’habitude, nous l’avons fait souvent nous-même, sur le côté le plus lumineux de la doctrine de ce grand maitre ; il n’est pas inutile d’attirer quelquefois l’attention sur le sens du mystère qu’il possédait éminemment. C’est ce que nous ferons ici.
Loin d’ignorer ce qu’il y a d’inexprimable dans les choses, le génie si lucide de saint Thomas le trouve déjà dans la nature même de la matière, pure puissance. La matière, qui peut devenir air, eau, terre, plante, animal, est, à ses yeux, une simple capacité réelle, susceptible d’être indéfiniment déterminée de mille et mille manières, capacité réelle distincte à la fois et de l’acte ou détermination à recevoir, si infime soit-elle, et du néant, et de la négation, et de la privation et de la simple possibilité pré requise à la création ex nihilo.
La pure puissance ou réelle capacité réceptrice, milieu entre l’être en acte, si pauvre soit-il, et le pur néant, est déjà quelque chose de très caché.
Saint Thomas trouve aussi le mystère dans les choses dès qu’il s’agit de passer d’un ordre de la nature à un ordre plus élevé, lorsqu’il faut par exemple définir la vie et en donner une définition qui puisse s’appliquer analogiquement, mais au sens propre, sans métaphore, et au brin d’herbe et à Dieu. De même lorsque, dans l’échelle des êtres, commence, avec la sensation, la connaissance, qu’il faut définir aussi de telle sorte que cette définition puisse s’appliquer analogiquement, mais au sens propre et non seulement métaphorique, à la moindre sensation tactile et à la connaissance incréée que Dieu a de lui-même et de tout ce qui n’est pas lui.
Si saint Thomas a vu et délimité nettement ces secrets qui se trouvent déjà dans l’ordre de la vie végétative et sensitive, à plus forte raison a-t-il vu ceux de la vie intellectuelle et spirituelle, connue par nous in speculo sensibilium, dans le miroir des choses sensibles, en particulier le mystère des relations de la nature et de la grâce, ou des rapports de la nature de tout esprit créé avec la vie intime de Dieu. C’est surtout ce dont nous parlerons dans cette étude.